Nino Züllig a émigré très jeune de la Géorgie vers l’Allemagne. Depuis 2014, elle vit à Bâle et y travaille en tant qu’interprète. L’animatrice a organisé des cafés-récits interculturels avec l’EPER deux Bâle. Des personnes originaires d’Ukraine et de Géorgie y ont parlé de leur pays et de leur vie en Suisse.

 

Te souviens-tu de ton premier café-récits?

Nino Züllig: Oui, bien sûr! Dans le cadre du projet «Âge et migration», l’EPER deux Bâle souhaitait proposer des cafés-récits à des personnes âgées immigrées. Cela faisait longtemps que j’interprétais pour l’EPER et ils savaient donc que je parlais russe. C’est au printemps 2022 que j’ai animé mon premier café-récits. Des réfugiées ukrainiennes et un couple de Géorgiens de ma connaissance sont venus.

Pourquoi avez-vous choisi la langue russe pour ce café-récits?

De nombreux Ukrainien-nes sont bilingues et parlent le russe en plus de l’Ukrainien, leur langue maternelle. En Géorgie, ce sont généralement les personnes âgées qui peuvent encore s’exprimer en russe. Le russe s’est donc imposé comme notre langue commune.

Comment une Ukrainienne ressent-elle un café-récits en russe?

J’étais consciente que je devais être très prudente en proposant un café-récits interculturel en russe. On ne peut pas ignorer la politique. Normalement, un café-récits est un moment détendu et agréable. Dans mes cafés-récits, la guerre est toujours présente. En tant qu’animatrice, je dois faire preuve de beaucoup de tact pour que la discussion reste calme et paisible et que les gens se sentent à l’aise, ceux qui aiment parler russe, tout autant que ceux qui n’aiment pas cette langue. Je pense qu’on m’accepte mieux parce que je suis originaire de Géorgie et que je comprends les deux parties.

Quel conseil donnerais-tu?

Il arrive souvent qu’une Ukrainienne reçoive un message de son mari à la guerre pendant le café-récits et soit donc distraite. Je comprends qu’elle ait alors l’envie d’en parler. En tant qu’animatrice, je dois y répondre et l’accepter, tout en revenant ensuite au sujet principal. Le café-récits doit être un lieu de détente où l’on peut parler d’autre chose. Mon conseil aux animatrices et animateurs: changer de sujet lentement et prudemment.

Quels sont tes thèmes favoris?

Le premier thème que j’ai choisi était «Moi, en Suisse». Les membres du groupe ont réfléchi à leur ressenti, à leur passé et aux difficultés auxquelles ils devaient faire face. J’ai ensuite mis le doigt sur un autre sujet: «Vivre bien et à moindre coût en Suisse». Cela a donné lieu à un échange d’expériences rempli d’idées. Ensuite, lorsque j’ai pris un rythme normal, j’ai aussi choisi des thèmes plus joyeux comme «Beau et à la mode».

Ce sont surtout les personnes de 55 ans et plus qui participent à ton café-récits, qu’est-ce qui leur pose le plus de problèmes?

La langue allemande est la problématique principale. Les personnes âgées n’apprennent plus aussi facilement. Plus on vieillit, plus la migration est difficile. On arrive dans un endroit où l’on ne parle pas la langue, où l’on ne connaît pas la culture: on va au-devant de l’inconnu. J’organise ces cafés-récits avec mon cœur, parce que je comprends bien les préoccupations des gens.

Qu’est-ce qui t’a le plus surpris?

À chaque fois, il y a des moments révélateurs. Quel que soit l’endroit où les gens ont grandi, certaines choses sont identiques partout. Une fois, nous avons organisé un café-récits avec des personnes originaires de Suisse, d’Ukraine et de Géorgie. Nous avons alors réalisé que lorsqu’ils étaient enfants, ils jouaient aux mêmes jeux et aimaient manger les mêmes choses. En résumé: le monde est petit et nous ne sommes pas si différents les uns des autres.

 

Interview: Anina Torrado Lara

Légende de la photo: Nino Züllig a choisi le thème de la confection de biscuits pour son café-récits.

Personnel

Nino Züllig a étudié l’allemand en Géorgie et s’est installée très jeune en Allemagne. En 2014, elle a suivi son mari à Bâle. Elle travaille comme interprète interculturelle et organise régulièrement des cafés-récits. Pendant son temps libre, elle aime se promener dans la nature sauvage avec sa famille.

Cafés-récits interculturels

Depuis 2022, le bureau de l’EPER deux Bâle propose des cafés-récits dans le cadre du projet «Âge et migration». Six médiatrices et médiateurs interculturels se sont formés auprès de Johanna Kohn et proposent depuis lors des cafés-récits dans différentes langues. Les cafés-récits vont se poursuivre cette année. Ils sont thématiquement liés à d’autres offres d’«Âge et migration deux Bâle».

Entre juin et décembre 2022, à la demande de la Ville de Genève, j’ai animé une dizaine de cafés-récits avec des résidentes et résidents vivant en établissement médico-social. Une expérience humaine riche, qui demande plus qu’ailleurs une capacité d’adaptation et de la créativité face à l’imprévu.

Anne-Marie Nicole

«Qu’allez-vous nous raconter aujourd’hui?» Cette question m’est immanquablement adressée lorsque je suis appelée à animer un café-récits avec des personnes âgées vivant en établissement médico-social (EMS), avant même que j’aie eu le temps de leur expliquer l’idée et le déroulement du café-récits auquel elles ont été conviées. Et immanquablement je leur réponds, avec un large sourire que j’espère avenant et rassurant: «Ce n’est pas moi, mais c’est vous qui allez raconter!», suscitant l’étonnement chez nombre d’entre elles. Cette entrée en matière me laisse penser que parler de soi et de son vécu, en EMS, est davantage réservé aux discussions en tête-à-tête ou à l’intimité de la chambre.

À la demande du Département de la culture et de la transition numérique (DCTN) de la Ville de Genève, des cafés-récits ont été proposés à des clubs de seniors et des établissements médico-sociaux (EMS), en marge de la promotion du site internet mirabilia.ch. L’objectif était de faire connaître cette nouvelle plateforme numérique à un public de seniors et de les sensibiliser à la richesse du patrimoine des musées et institutions culturelles de la Ville. Ainsi, entre juin et décembre 2022, quinze cafés-récits ont été organisés, la plupart en EMS, sur des sujets s’inspirant des thèmes de mirabilia.ch, en l’occurrence celui du voyage.

Mieux se connaître… même si on se connaît déjà

De façon générale, et même si leur plaisir de participer n’était pas toujours très manifeste de prime abord, les résidentes et résidents des EMS ont particulièrement apprécié ces moments de conversation respectueuse et d’écoute bienveillante. Si ces rendez-vous n’ont pas pleinement répondu à l’objectif de promotion du site mirabilia.ch, ils ont permis aux participant·es de s’exprimer, de se raconter, de se découvrir et de mieux se connaître, quand bien même ils se côtoient au quotidien.

Surtout, les cafés-récits ont (re)donné à chacune et chacun une place singulière et une identité individuelle dans le collectif, et valorisé leurs récits personnels avec d’autant plus de force que tout le monde écoutait attentivement, sans interrompre, sans commenter, sans juger. «Contrairement à d’habitude, ils se sont écoutés les uns les autres, sans se couper la parole ni se contredire», a remarqué une professionnelle d’un établissement. Les règles de discussion qui président aux cafés-récits, et qui peuvent paraître évidentes, prennent ici toute leur importance.

Adaptation et créativité

L’animation de cafés-récits avec des personnes âgées dont les capacités fonctionnelles, cognitives ou sociales déclinent pose aussi des défis particuliers. Il faut alors avoir la capacité de s’adapter aux imprévus et faire preuve de créativité «pour s’écarter du déroulement méthodologique prévu et y revenir lorsque cela représente un bénéfice pour les participant·es en termes de reconnaissance, d’expérience et d’interactions entre eux», comme le souligne Johanna Kohn, professeure à l’Institut d’intégration et de participation de la Haute école de travail social du nord-ouest de la Suisse et membre de l’équipe du Réseau Café-récits Suisse*.

Outre les va-et-vient de soignant·es dans l’espace réservé au café-récits, ici pour administrer un médicament à heure fixe, là pour accompagner une résidente à sa visite médicale, ailleurs encore pour intégrer dans le groupe un résident qui avait fait une sieste prolongée, des ajustements sont nécessaires en permanence. Les plus fréquents ont porté sur les quatre points suivants:

  • Le rythme: avec l’âge, le rythme ralentit. Il convient donc d’adapter la façon dont on s’adresse aux personnes, de leur laisser le temps d’intégrer la question, de chercher leurs mots pour s’exprimer, de reformuler si nécessaire, de simplifier aussi les questions.
  • Le fil rouge: le fil rouge du café-récits est parfois difficile à maintenir, tant du point de vue thématique, car les résident·es ont aussi besoin d’aborder des préoccupations de leur quotidien, que chronologiques, car il est plus difficile pour eux de se raconter au présent, voire de se projeter dans l’avenir.
  • La prise de parole: plus que d’autres publics, les personnes âgées qui ont participé aux cafés-récits en EMS ont eu, me semble-t-il, davantage de peine à prendre spontanément la parole. Dès lors, un tour de table en début de rencontre, afin que chacune et chacun puisse donner son prénom et faire entendre sa voix au moins une fois, a permis d’instaurer un climat de confiance et, ensuite, de solliciter par leur prénom les personnes qui semblaient vouloir s’exprimer mais qui n’osaient pas prendre la parole sans y avoir été invitées.
  • L’audition: de nombreuses personnes âgées rencontrent des problèmes d’audition. Il est donc important de parler fort et lentement. Malheureusement, cela ne suffit pas toujours, créant parfois des frustrations et de l’agacement dans le groupe. Dans un établissement, un résident atteint de troubles auditifs a été équipé d’un casque amplificateur de son, relié à un micro. De façon très naturelle, le micro est devenu un «bâton de parole», dont se sont emparés, chacune à son tour, les personnes qui souhaitaient raconter.

L’émotion a aussi eu toute sa place dans ces rencontres en EMS, que ce soit avec des rires ou des larmes. «De nouveaux liens se sont tissés entre des personnes qui avaient des points communs dans leurs histoires de vie mais qui l’ignoraient», a rapporté, quelques jours plus tard, une professionnelle présente au café-récits. «Une sorte de complicité s’est instaurée entre les personnes qui ont participé, avec le sentiment d’avoir vécu ensemble quelque chose de particulier.»

*Johanna Kohn, «EB Erwachsenenbildung. Vierteljahresschrift für Theorie und Praxis», Cahier 4, 66e année, 2020, édité par Katholischen Erwachsenenbildung Deutschland –Bundesarbeitsgemeinschaft e. V.

 

Autrice: Anne-Marie Nicole
Photo: image d’illustration

Le Réseau Café-récits suisse devient une association. L’équipe de projet actuelle continuera de soutenir la diffusion de cafés-récits animés avec soin.

Le Réseau Café-récits Suisse a été lancé en 2015 par le Pour-cent culturel Migros et la Haute école spécialisée du Nord-Ouest de la Suisse. Ces dernières années, il est devenu un réseau national de personnes qui se laissent inspirer par la méthode du café-récits.

Le Pour-cent culturel Migros renforce la cohésion sociale. Il se confronte continuellement aux développements sociétaux actuels et crée des incitations à agir qui sont limitées dans le temps. Le Pour-cent culturel Migros a étroitement accompagné le Réseau Café-récits durant la phase pilote et la mise en place.

Désormais, le Réseau Café-récits va poursuivre son développement en devenant une association indépendante gérée par un nouvel organisme responsable. Afin de garantir la viabilité du réseau, le Pour-cent culturel Migros continuera de l’accompagner pendant les années 2023 et 2024.

Rhea Braunwalder et Marcello Martinoni vous informeront volontiers personnellement sur les changements:

le lundi 5 décembre, de 12 h 30 à 13 h 30 sur Zoom.

Nous serions heureux que vous continuiez à soutenir le réseau sous sa nouvelle forme. En cas de questions, Marcello Martinoni (en italien), Anne-Marie Nicole (en français) et Rhea Braunwalder (en allemand) se tiennent à votre disposition.

Sans doute peut-on dire d’un café-récits qu’il fut intense, émouvant, touchant, léger, joyeux, ou grave. Mais peut-on dire qu’il fut réussi ou, à contrario, qu’il ne le fut pas ? Dire qu’il ne le fut pas, ne serait-ce pas mettre en doute la qualité des récits partagés ? Retour d’expérience.

 

Texte : Anne-Marie Nicole

Début décembre 2021, le Musée Ariana, à Genève, a organisé un week-end participatif et festif « L’art pour tous, tous pour l’art » dédié à l’inclusion et à la diversité des publics, avec une programmation culturelle favorisant la pluralité des regards sur les activités. Dans ce cadre, deux cafés-récits ont été proposés. Par le passé, d’autres cafés-récits avaient déjà été organisés au musée, à l’initiative de Sabine, médiatrice culturelle. Lors de ces rencontres, le Musée Ariana souhaitait mettre à disposition du public l’espace muséal et les bienfaits de la conversation bienveillante.

« Nous sommes restées sur notre faim »

Le thème « Plaisirs et déplaisirs » a été retenu, lequel devait permettre d’évoquer les petits plaisirs qui font le sel de la vie et qui, comme une Madeleine de Proust, replonge les personnes dans les odeurs et les émotions de leur enfance. Et puisque ce week-end visait à solliciter les capacités sensorielles des publics attendus, ce thème devait donc également inviter à parler des souvenirs et des expériences sensorielles : le plaisir et le déplaisir des sens, le goût et le dégoût, les bonnes et les mauvaises odeurs, la vue et l’ouïe qui peuvent réjouir mais dont certaines personnes sont privées…

Le samedi, à l’issue du premier café-récits, qui a réuni une douzaine de personnes avec et sans handicap, nous, animatrices et médiatrices, sommes restées sur notre faim, avec le sentiment de quelque chose de décousu et d’inabouti. Nous avions encore en mémoire les précédents cafés-récits, riches et émouvants, où les propos s’enchaînaient naturellement et où les histoires des uns faisaient écho chez les autres. Mais là, malgré la richesse de quelques témoignages et une traduction en langue des signes qui a dynamisé les échanges, nous étions déçues. Qu’est-ce qui n’avait pas fonctionné ?

Des causes diverses

Nous avons identifié des causes qui relèvent, d’une part de conditions externes, d’autre part de la préparation du café-récits.

  • L’environnement. Les conditions d’accueil étaient encore soumises aux mesures de protection sanitaires contre le Covid-19. Par conséquent, la grande salle avait été largement aérée et la température relativement fraîche incitait à garder les manteaux. Les sièges très espacés formaient un large cercle, privant le groupe d’une certaine intimité. Le port du masque rendait parfois les propos difficilement audibles. Les bruits provenant des autres activités dans le musée perturbaient l’écoute et l’attention, de même qu’un certain va-et-vient dans la salle, avec des personnes arrivées tardivement et qui n’avaient, par conséquent, pas connaissance du déroulement ni des consignes d’un café-récits. Enfin, toujours en raison des mesures sanitaires, nous avons dû renoncer à la partie « café » informelle qui est pourtant un moment essentiel pour tisser les liens.
  • La préparation. Après réflexion, je dois reconnaître que j’ai perdu de vue le contexte dans lequel se déroulaient ces deux cafés-récits. Plutôt que valoriser les expériences sensorielles que les participantes et participants venaient de vivre durant la journée au musée et de mettre ce vécu en relation avec des souvenirs et des événements passés, j’ai abordé trop largement le thème des « Plaisirs et déplaisirs ». Cela explique certainement un déroulement décousu et parfois incohérent, et sans doute aussi la frustration de certaines personnes de n’avoir pas pu s’exprimer sur les découvertes et les sensations vécues le jour même.
  • Le groupe. À cela s’est ajoutée la question de la diversité des publics : des personnes en situation de handicap physique ou psychique, leurs proches et leurs accompagnant·es. Avec le recul, je pense que je / nous aurions dû davantage travailler sur la dimension inclusive de l’animation du café-récits, par exemple en associant à l’animation une personne en situation de handicap.

Apprendre de ses erreurs

Pour le deuxième café-récits, nous avons entrepris des ajustements, principalement d’ordre logistique – par exemple, nous avons fermé la porte de la salle à l’heure annoncée pour le début du café-récits. Les considérations liées à la préparation du thème et à l’accueil de la diversité des publics sont venues ultérieurement, après un moment d’échange entre animatrices et médiatrices et un temps de réflexion personnelle.

Cette expérience m’a appris que chaque café-récits est unique, avec son rythme, sa dynamique et son atmosphère. Elle m’a surtout convaincue, certes de l’importance de choisir un lieu chaleureux, convivial et rassurant, mais aussi de l’importance d’une bonne préparation : prendre le temps de réfléchir au thème choisi, par rapport à soi-même d’abord, mais aussi en fonction du public attendu. Pour mieux, ensuite, dérouler le fil de la conversation.

Pour des cafés-récits réussis

Or, les récits ne se jugent ni ne s’évaluent ; ils ne sont ni bons ni mauvais, ni justes ni faux. Ils sont, simplement. Non, les causes d’un café-récits « manqué » sont à chercher ailleurs : dans la préparation, la connaissance préalable et l’accueil du public ainsi que dans l’environnement.

 

Guide pratique

Le Guide pratique du Réseau Cafés-récits aide les animateur·trices et les organisateur·trices à préparer et à conduire des cafés-récits.

Lilian Fankhauser anime des cafés-récits et adore les récits de vie. Avec six camarades d’études, elle a fondé une association qui promeut la narration de récits de vie (Verein zur Förderung lebensgeschichtlichen Erzählens). Elle nous dévoile comment faire sortir les plus timides de leur réserve et pourquoi partager des souvenirs rend heureux.

 

Interview: Anina Torrado Lara
Photos: privées

Qu’est-ce qui vous a amenée à la narration de récits de vie?

Lilian Fankhauser – Le CAS «Lebenserzählungen und Lebensgeschichten» (Récits de vie et accompagnement biographique) de l’Université de Fribourg m’a ouvert la voie. Cette formation fantastique m’a appris à mettre un espace de narration à disposition d’autres personnes et à les encourager à partager leurs souvenirs. Avec six étudiantes rencontrées lors de cette formation, nous avons fondé une association qui promeut la narration de récits de vie pour rester en contact et continuer à échanger.

Comment encouragez-vous les personnes timides à partager leurs expériences?

Il existe des techniques de modération. Comme dans le journalisme, on peut formuler ses questions de façon légèrement différente: plutôt que demander quels pays une personne a visités, je lui demanderais: «Qu’as-tu ressenti, la première fois que tu étais à l’étranger? Qui était du voyage?» Il ne s’agit pas de la route du voyage, mais des sentiments, des expériences et des émotions.

Cela doit être une tâche ardue dans notre société axée sur la performance.

En effet, il faut se libérer des schémas narratifs habituels. De nombreuses personnes ont l’habitude de présenter leur parcours comme dans un CV. Mais partager des récits de vie est autrement plus complexe, car on s’intéresse aux émotions et aux expériences faites au cours d’une vie. Les souvenirs nous aident à classifier ce que nous entendons, voyons et faisons.

Sous quelle forme la narration de récits de vie peut-elle se dérouler?

Outre les cafés-récits, les formats peuvent être multiples. Une metteuse en scène a, par exemple, réalisé une pièce de théâtre avec la brasserie Cardinal lorsque cette dernière a fermé ses portes. Les collaboratrices et collaborateurs y ont thématisé leur ressenti, ce qui leur a permis de mieux gérer cette étape difficile. Christian Hanser a pour sa part transformé une vieille roulotte en un coffre au trésor rempli de jouets en bois datant de son enfance. Toute personne qui le souhaite peut venir jouer et s’immerger dans ses souvenirs. Une réalisatrice de cinéma travaille avec des personnes atteintes de démence dans un EMS. À Berlin, la troupe Playback-Theater Tumoristen aide des personnes ayant une tumeur à gérer leurs émotions. Toutes ces formes de la narration et du souvenir sont extrêmement bénéfiques.

Que provoque la narration au fond de nous?

Le récit crée de la proximité et du respect entre les personnes. Lors d’un café-récits par exemple, les personnes passent du temps ensemble, clarifient leurs pensées et voient des souvenirs individuels se transformer en trame narrative. Après un café-récits, je suis aux anges pendant deux jours, car j’ai entendu de magnifiques histoires de personnes que je ne connaissais pas auparavant.

Est-ce que vous écrivez des histoires de vie?

Oui, j’ai par exemple rédigé la biographie de ma belle-mère. Nous avons beaucoup apprécié ce temps passé ensemble à nous rappeler des souvenirs et à nous écouter. Il en est résulté un petit livre que je lui ai offert. J’aime tout particulièrement la transmission orale de récits, car elle se caractérise par une certaine légèreté. Il n’est pas toujours nécessaire de tout coucher par écrit. La légèreté de la transmission orale attire particulièrement les femmes.

À ce propos: pourquoi les cafés-récits attirent-ils plus de femmes que d’hommes?

J’ai fait le même constat en tant qu’animatrice de cafés-récits. Je pense que les femmes se sentent bien dans un espace où il ne s’agit pas de se mesurer. Elles apprécient que les cafés-récits soient axés sur une expérience commune, que le thème y occupe la place centrale et non la question de savoir quelle histoire est la plus intéressante.

Quels sont les objectifs de votre association zur Förderung lebensgeschichtlichen Erzählens?

Les six membres fondatrices de l’association ont constaté que la méthode du récit de vie était méconnue et que la valeur de l’écoute est très souvent sous-estimée au quotidien. Nous désirons changer cet état de fait en soutenant et donnant de la visibilité à un maximum de projets liés à des récits de vie. C’est pourquoi nous organisons de nombreuses manifestations, par exemple une rencontre thématique, le 19 mars 2022, qui sera consacrée à l’élaboration d’une biographie au fil d’un dialogue: des récits de vie de «personnalités publiques».

 

Portrait

Lilian Fankhauser est chargée de l’égalité homme/femme à l’Université de Berne. Pendant son temps libre, elle s’engage comme animatrice au sein du Réseau Café-récits suisse et propose des ateliers sur les bases théoriques et les méthodes de la narration de récits de vie.

À la suite du CAS «Lebenserzählungen und Lebensgeschichten» (Récits de vie et accompagnement biographique) à l’Université de Fribourg, elle a fondé, avec ses camarades d’études, une association qui encourage la narration de récits de vie (Verein zur Förderung lebensgeschichtlichen Erzählens). Sur leur site Internet, elles publient le calendrier de leurs manifestations, proposent des conseils et mettent leurs membres en contact. Elles sont actives en tant que conseillères et coaches pour d’autres institutions et documentent, sur demande, des histoires de vie.

 

L’effet thérapeutique des cafés-récits

Kerstin Rödiger, aumônière à l’Hôpital universitaire de Bâle et animatrice de cafés-récits depuis plusieurs années, décrit dans un article comment la méthode du café-récits est utilisée à l’hôpital et ce qu’elle parvient à atteindre.

Le 27 août 2021, un pavillon des femmes, situé dans l’idyllique Stadtpark de Saint-Gall, a accueilli un café-récits des générations. Les animatrices, Fabienne Duelli, du Centre de liaison des associations féminines des deux Appenzell, et Rhea Braunwalder, ont discuté des 50 ans du suffrage féminin en Suisse avec 24 participantes et un participant.

Fabienne Duelli, ce sujet d’actualité a attiré beaucoup de monde au pavillon des femmes. 

Fabienne Duelli

Fabienne Duelli: oui, 24 femmes et un homme – le partenaire de l’une des participantes – ont fait le déplacement. J’ai été très heureuse de la présence de femmes de 20 à 70 ans, et de trios grand-mère – mère – fille.

Qu’est-ce qui a fait la particularité de ce café-récits?

Nous avons pris place en deux cercles selon le principe de la «fishbowl conversation»: un cercle intérieur composé de deux animatrices et de trois participant·e·s et un cercle extérieur composé d’invité·e·s et de proches. Dans le cercle intérieur, nous avons échangé sur la condition féminine et sur la façon dont nos droits et nos responsabilités ont changé au cours des cinquante dernières années. Le cercle extérieur a également été inclus dans la conversation. La très grande majorité des personnes ont fait part d’une histoire ou d’une réflexion personnelle.

Quelle anecdote vous a particulièrement touchée?

La question préliminaire était: «Quel âge as-tu le sentiment d’avoir aujourd’hui?» Une femme a déclaré qu’elle se sentait systématiquement vieille lorsqu’elle devait saisir son âge dans les applications en ligne, puis faire défiler la liste jusqu’à son année de naissance. C’était également très beau d’entendre les femmes raconter ce qu’elles ont ressenti lorsqu’elles ont été autorisées à voter pour la première fois.

Qu’est-ce qui vous a surprise?

Que les jeunes femmes aient eu du mal à croire qu’il y a cinquante ans, une femme avait encore besoin du consentement de son mari pour postuler à un emploi. Les jeunes femmes d’aujourd’hui n’ont plus, ou que très peu, conscience de l’engagement des pionnières des droits des femmes.

Comment les jeunes femmes pourront-elles s’impliquer au cours des cinquante prochaines années?

L’objectif de ce café-récits était d’encourager les femmes à défendre leurs droits, mais aussi à assumer leurs responsabilités. Cela signifie que les jeunes femmes devraient également s’impliquer activement dans les questions politiques et ne pas partir du principe que quelqu’un d’autre se battra pour elles. À cet égard, le café-récits a également été une révélation, car il a montré qu’en 2021, il existe encore des discriminations subtiles, que ce soit sur le marché du travail, dans la vie quotidienne ou dans la relation de couple.

ETH-Bibliothek Zürich, Bildarchiv / Fotograf: Gerber, Hans / Com_L15-0200-0001-0001 / CC BY-SA 4.0

Série d’événements à l’occasion des 50 ans du suffrage féminin

Le café-récits des générations a été proposé par la Ligue catholique des femmes de SG/Appenzell et les Centres de liaison des associations féminines de Saint-Gall et Appenzell Rhodes-Extérieures. Il a eu lieu le 27 août 2021 dans le cadre du 50e anniversaire du suffrage féminin en Suisse (voir aussi le flyer). Ses créatrices ont bénéficié d’une mesure de soutien pour la mise sur pied de ce café-récits stimulant.

50 – 50 – 50

À l’occasion des 50 ans du suffrage féminin en Suisse, cinquante femmes photographes se sont associées pour porter un regard national sur la place de la femme. Cinquante femmes photographes ont réalisé le portrait d’une femme de leur choix. La publication a été notamment soutenue par le Pour-cent culturel Migros.

Johanna Kohn, professeure dans le domaine du vieillissement, du récit biographique et de la migration à la FHNW, a lancé avec Simone Girard-Groeber, chercheuse dans le domaine de la surdité à la FHNW, un projet particulier: elles ont invité des personnes entendantes et sourdes à un café-récits. Johanna Kohn nous parle de ces rencontres interculturelles.

 

Entretien: Anina Torrado Lara

Johanna Kohn, comment vous est venue l’idée de mettre sur pied des cafés-récits où «s’écouter les un·e·s les autres» représente un défi?

Johanna Kohn

Johanna Kohn: C’est Simone Girard-Groeber qui en a eu l’idée. Elle souhaitait faciliter les rencontres interculturelles entre personnes entendantes et sourdes et découvrir ce qui allait se passer dans la conversation. Nous avons pu nous écouter et nous exprimer grâce à deux interprètes en langue des signes. Cela représentait le même effort que lorsque des personnes ayant différentes langues maternelles et différentes cultures se rencontrent.

En quoi la rencontre entre personnes sourdes et entendantes était-elle «interculturelle»?

Les rencontres étaient interculturelles par plusieurs aspects: dans chaque culture, nous partageons une langue commune, certaines habitudes, des règles, des comportements, des rituels et des histoires. Les personnes sourdes et entendantes en Suisse vivent dans le même environnement, mais se distinguent par leur langue, leur histoire, leurs interactions et leurs besoins. Les personnes sourdes sont en outre déjà «biculturelles» en elles-mêmes: elles font d’une part partie de la culture des entendants, mais d’autre part, elles utilisent aussi leur langue des signes et ont le sentiment d’appartenir à la culture sourde.

Qu’est-ce qui caractérise la culture des personnes sourdes en Suisse?

Un regard sur l’histoire des personnes sourdes en Suisse permet de le comprendre: beaucoup de personnes sourdes maintenant plus âgées ont été séparées de leur famille très tôt et ont grandi dans un des rares internats pour personnes sourdes qui existaient en Suisse. La langue des signes y était souvent interdite et elles étaient punies si elles l’utilisaient. Au prix de grands efforts, elles ont dû apprendre à articuler les sons et à lire sur les lèvres. Elles ne pouvaient souvent communiquer entre elles en langue des signes qu’en se cachant. Cela les a marquées. Les personnes entendantes en Suisse ne partagent pas cette histoire, elles ont vécu d’autres expériences très variées. En tant que minorité, la vie biculturelle fait partie du quotidien des personnes sourdes, alors que pour les personnes entendantes, c’était plutôt nouveau d’être en minorité dans une culture sourde lors du café-récits.

De nos jours, l’égalité des chances s’est-elle améliorée pour les personnes sourdes?

Beaucoup de choses ont déjà été faites. Par exemple, on dispose de plus d’informations traduites en langue des signes. Mais en particulier dans le domaine de l’éducation, les inégalités restent énormes. On le voit dans le choix du métier. Nous avons abordé ce sujet lors du café-récits. De nombreuses personnes sourdes déclarent qu’elles doivent constamment «lutter pour être visibles». Cela commence déjà par le choix d’un métier: à première vue, de nombreuses activités apparaissent comme «impossibles».

Les personnes entendantes sont-elles démunies dans leurs rapports aux personnes sourdes?

Je ne dirais pas «démunies», mais peut-être plutôt «sans voix» et «étrangères» dans une culture étrangère. Parfois le contact se fait, mais seulement superficiellement. Des discussions plus approfondies sont possibles lorsque les personnes entendantes sont très compétentes en langue des signes ou qu’un interprète est présent. Le café-récits nous l’a également montré: il faut une bonne préparation pour permettre l’échange interculturel et en faire une expérience enrichissante pour tous.

Pouvez-vous nous donner un premier aperçu des résultats?

Je ne souhaite pas trop anticiper, mais les cafés-récits ont aiguisé l’appétit de tous les participant·e·s pour la suite. Ils ont encouragé les personnes entendantes à s’impliquer, à ne rien comprendre au début et à vivre ensuite de nombreuses expériences. Et ils ont donné aux personnes sourdes l’espace nécessaire pour rendre leurs expériences et leur monde visibles «à voix haute». Les résultats et le guide pour l’organisation de «Café-récits inclusifs» avec des personnes sourdes et entendantes est disponible ici en ligne.

 

La série de cafés-récits avec des personnes sourdes et entendantes

La série de cafés-récits a été organisée en 2020 par le Réseau Café-récits avec la Fédération Suisse des Sourds, la Fondation Max-Bircher et l’Association Sichtbar Gehörlose à Zurich. En plus de Johanna Kohn et Simone Girard-Groeber, deux interprètes, des participant·e·s entendant·e·s et sourd·e·s et une animatrice ou un animateur étaient présents. À partir des observations menées durant les cafés-récits et des entretiens avec les personnes impliquées, une étude sur la communication dans les cafés-récits interculturels ainsi qu’un guide avec des conseils ont vu le jour en 2021.

 

Ayub est né et a grandi en Iran. Il participe régulièrement au café récits organisé au Solihaus à Saint-Gall (photo: Anna-Tina Eberhard).

Ayub, un jeune carreleur de 27 ans, a grandi en Iran et vit en Suisse depuis trois ans. Dans cette interview, il nous dévoile ce qui le fascine aux cafés récits.

Ayub, comment as-tu découvert les cafés récits?

Ayub: Je viens souvent à Saint-Gall pour discuter et échanger avec des gens au Solihaus. C’est là que j’ai découvert le café récits.

Que penses-tu de ce type de rencontres?

Ça me plaît beaucoup! Chaque fois, j’y fais de nouvelles connaissances. Ce sont des personnes qui viennent de pays différents et qui ont vécu des expériences intéressantes, leurs histoires sont passionnantes. En plus, ça me permet d’améliorer mon allemand.

Qu’est-ce qui te plaît particulièrement?

On finit toujours par rigoler. Les histoires que nous nous racontons sont souvent très drôles. C’est précieux de pouvoir rire avec d’autres personnes.

Désirez-vous partager avec d’autres personnes des histoires intéressantes? Envoyez-nous votre message.

Les 11, 12 et 13 juin 2021, le Réseau Café-récits propose des Journées nationales du café-récits. L’ambition est de rassembler dans des écoles, des salles communales, des bistrots, des bibliothèques ou encore dans des espaces de co-working des personnes de tous horizons désireuses de partager leurs histoires et leur vécu et de tisser ainsi des liens entre elles. Le thème proposé promet d’éveiller de nombreux souvenirs, anecdotes et expériences: «Les évènements de la vie»

Le Réseau poursuit ses objectifs sur le long terme, à savoir promouvoir et donner de la visibilité au modèle des cafés-récits, révéler son efficacité et contribuer à la cohésion sociale.

Par le biais de ces journées nationales, nous désirons lancer un mouvement et favoriser une société dans laquelle

  • les gens se parlent d’égal à égal et découvrent de nouveaux univers et de nouvelles perspectives;
  • les personnes intéressées peuvent, avec un peu de pratique et d’accompagnement, animer une rencontre, et mettre en lien les récits des participant·e·s.

Souhaitez-vous planifier et coordonner cette journée avec un groupe de personnes motivées? L’animation d’un café-récits les 12 et 13 juin 2021 vous tente-t-elle? Ou alors, pourriez-vous mettre un espace à disposition? N’hésitez pas à écrire à info@cafe-recits.ch, mention «Journées café-récits».

Ancienne hôtesse de l’air et spécialiste du voyage Eveline a parcouru le monde. Elle nous raconte dans cette interview comment le café récits l’a inspirée.

 

Qu’est-ce qui t’a amenée à participer à un café récits?

Eveline: Mon amie Ursula m’a demandée si je serais d’accord de participer. Je connaissait déjà le concept du café récits à travers une connaissance qui organise des rencontres dans une maison de retraite. Je pensais que c’était quelque chose pour les personnes âgées et me sentais trop jeune. Puis je me suis dit, qu’il fallait être ouverte à des expériences inédites pour faire de nouvelles connaissances et découvrir d’autres points de vue.

Et comment s’est passée cette expérience?

Je me suis tout de suite sentie très à l’aise. Les participants viennent des quatre coins du monde: de l’étudiante saint-galloise à la danseuse brésilienne en passant par le carreleur iranien, j’ai rencontré des personnalités très intéressantes! C’était surprenant de voir avec quelle rapidité la confiance mutuelle s’est installée.

Que vous êtes-vous raconté?

Au début, je pensais que je n’avais absolument rien à dire. Puis l’un des participants a raconté une anecdote amusante et je me suis soudain souvenue d’une foule de choses que je croyais avoir complètement oubliées.

Est-il important d’avoir une personne qui anime le café récits?

Oui, c’est un rôle nécessaire et très précieux. Lorsque le silence s’installait, la modératrice donnait une impulsion et dirigeait la conversation dans une nouvelle direction.

Que retiens-tu de la rencontre?

C’était très intéressant d’élargir mon horizon, d’approfondir la compréhension que j’ai d’autres personnes et d’autres pays. Le café récits reste un excellent souvenir.

Portrait

Eveline travaille pour Pacific Society à Appenzell. Ella a développé cette entreprise familiale avec son mari et y est responsable de l’administration, de l’organisation des voyages et du service clientèle. Lors de ses voyages dans des régions reculées du monde, le couple a l’occasion de découvrir des personnes au vécu différent et venant d’horizons les plus divers.